2e Souvenir: la Prison du Démon.
T’el gravissait l’imposante dune de sable sous bonne escorte. Bien qu’ayant rengainé sa lame, ses hôtes ne lui faisaient toujours pas confiance - pourquoi l’auraient-ils fait? - : ils l’encerclaient, leurs mains toujours sur leurs armes. Au moins, ils ne visaient plus dans sa direction, mais la tension restait palpable.
Ils avaient dû laisser leurs véhicules en contrebas. La pente était trop raide et parsemée de rochers à moitié dissimulés sous le sable pour qu’ils y circulent sans danger. Sous leurs pieds, le tapis doré devenait de plus en plus sombre, comme si ses grains étaient souillés par quelque maléfice. L’air se faisait de plus en plus âcre, et l’atmosphère électrique du ciel d’orage n’arrangeait rien. L’un des éclaireurs, arrivé en haut de la dune, se tourna vers ses les autres et leur héla de se presser:
- Nedres ak durr! Vili, vili!
Après d’inquiets coups d’œils vers le ciel, le groupe hâta le pas vers le sommet. Lorsqu’ils y parvinrent, essoufflés, tous les regards se tournèrent vers le spectacle inquiétant qui s’étendait devant eux: un grand cratère, au centre duquel une construction Orokin imposante se trouvait, crachant un épais nuage sinistre qui montait en volutes vers le ciel assombri. De temps à autre, des éclairs bleutés tonnaient dans la masse brumeuse, éclairant fugacement les terres désolées alentours, entièrement calcinées. Voilà donc ce qui noircissait le sable...
T’el lança un scan rapide de la structure Orokin centrale. Des arceaux gigantesques qui tournaient lentement, avec une grosse bouche de laquelle sortait la fumée et les éclairs. Cela ressemblait fortement à la dernière transmission du drone de reconnaissance avant sa déconnexion.
- Ele naar nei vaas. Nemej der saal no viijr...
Celle qui venait de parler semblait inquiète à propos de la fréquence des éclairs. Il fallait aller à l’abri, et vite. Le chef du groupe acquiesça d’un signe de tête, et bientôt, les plus téméraires se mirent à courir en direction du cratère, avant de sauter et de se laisser glisser sur le sable pour descendre au plus vite. Avec aisance, ils se servaient de leurs armes comme de gouvernails pour dévier leur trajectoire lorsqu’une pointe de rocher se trouvait devant eux. Le chef fit signe à T’el de suivre le mouvement:
- Vite. Démon en colère. Nous devoir se cacher.
Il s’élança à son tour dans la pente. T’el regarda à nouveau en direction de la structure Orokin, constatant une hausse de la pression atmosphérique dans la fumée. Bientôt, les éclairs deviendraient de plus en plus violents et fréquents. T’el s’élança dans la pente, imitant ses prédécesseurs. Une fois arrivés en bas, l’air étant encore plus pestilentiel. Les pas crissaient dans le sable noirci, soulevant des volutes de poussière. Le groupe d’ouvriers s’étaient couverts le visage avec des bandes de tissu, et avançaient en courant vers le centre du cratère. Cela semblait dangereux, mais ils paraissaient savoir ce qu’ils faisaient. Tous en file indienne, ils progressaient inexorablement vers l’imposante forme incertaine de la structure Orokin, s’échangeant régulièrement des sifflements, comme pour se repérer au milieu des bourrasques de poussière. Au dessus de leurs têtes, les flashs fracassants des éclairs ponctuaient leur traversée, tandis que sous leurs pieds, le sol vibrait sourdement, comme s’ils marchaient sur le dos d’une bête immense.
Bientôt, des sifflements distincts vinrent de la tête de la chaîne. Le groupe s’était arrêté devant un rocher, non loin d’une des parois de la structure Orokin. Là, ils entreprirent de se compter, pour vérifier qu’ils n’avaient égaré personne en route, puis trois d’entre eux entreprirent de contourner le rocher, et de tirer des grappins en direction de la structure Orokin. Une fois aimantés, ils actionnèrent le grappin en sens inverse pour être tractés vers leur cible. Leurs corps basculèrent un moment dans le vide, entre le sable qui semblait s’enfoncer sous la structure et la paroi, avant qu’ils ne se mettent à courir à vive allure sur celle-ci, grimpant rapidement vers leur objectif: une ouverture, située à une vingtaine de mètres au dessus de la surface du cratère. Dès qu’ils eurent fini de préparer l’entrée pour leurs compagnons, ils firent signe à tous de lancer leurs propres grappins, afin d’atterrir directement dans la structure.
T’el s’élança sans plus attendre, et sauta dans le vide, avant de déclencher son jet-pack personnel, pour gagner l’intérieur de la structure en volant, sous les regards médusés et sourcils froncés des ouvriers. N’en tenant absolument pas compte, T’el s’aventura prudemment dans le couloir technique où ils venaient de pénétrer. Il s’agissait d’un sas de maintenance. Alors que T’el ouvrait la seconde porte, une voix l’interrompit:
- Peindaar al veej, feerah. Nek ha lerdah nuun jaiken.
Ceux qui étaient arrivés les premiers avaient de nouveau levé les canons de leurs armes. Évidemment. Leurs collègues et familles devaient être à l’intérieur. Il était hors de question pour eux que T’el s’y aventure sans qu’ils l’escortent. Après tout, ils ne voyaient devant eux qu’un instrument des Orokin. Ils n’avaient pas d’autre choix que de se plier à ses requêtes s’ils voulaient éviter des représailles cuisantes, mais ils n’avaient aucune raison de faire confiance ou d’apprécier cette intrusion. Et à juste titre. La qualité de vie des ouvriers ne faisait guère partie des priorités de l’empire.
Tandis qu’ils finissaient d’escalader, au dehors, le vent était devenu de plus en plus violent, soulevant des bourrasques de poussière noire, tandis que des éclairs flashaient le cratère de plus en plus fréquemment. Lorsque la porte extérieure du sas fut refermée, le bruit de l’extérieur s’estompa, pour laisser la place à celui de la structure. Alors qu’ils progressaient dans un méandre de couloirs, les vibrations des parois ne faisaient plus de doute: l’installation Orokin bougeait, de manière inquiétante. Quelque chose grondait et s’affairait dans les profondeurs. Parfois, les vibrations provoquaient des bruits sinistres dans les parties métalliques, et les lumières vacillaient.
Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient, le groupe croisait de plus en plus d’ouvriers. Leurs visages, couverts de sueur, de suie et de poussière, les regardaient passer, souvent impassibles sous la fatigue. Parfois, il y avait un sourire ou un signe de tête discrets entre connaissances, mais lorsqu’ils apercevaient T’el, toutes les expressions viraient aussitôt à l’inquiétude, voire la terreur. Des murmures s’élevaient, tandis que d’autres partaient se cacher, ou cherchaient refuge dans les bras d’un proche. Certains des ouvriers portaient des colliers électroniques ou des casques intégraux, pour les forcer à se consacrer à leurs tâches. Ceux-là ignoraient la plupart du temps le passage de T’el, mais dans le regard de ceux qui levaient la tête un court instant, on décelait plutôt une colère silencieuse sans borne.
Et puis, alors que le groupe se disloquait petit à petit, chacun regagnant ses proches ou ses tâches, T’el s’enfonçait avec son guide encore plus dans les tréfonds de la structure. En même temps que les présences humaines se raréfiaient, la chaleur devenait étouffante, et le grondement du monstre tapi dans les profondeurs s’intensifiait. Comme un battement régulier, long et sinistre... ou une respiration. La plupart des luminaires étaient hors d’état, et ceux qui fonctionnaient encore oscillaient dangereusement, rendant la progression hasardeuse. Toutes les parois ou presque étaient endommagées: fissures, gondolages et débris marquaient tout du sol au plafond, laissant parfois apparaître ou pendouiller des fils et parties de la structure. Souvent, des court-circuits ou ondes d’énergie sautaient sans prévenir. Le chef du groupe et ses deux compagnons qui escortaient T’el semblaient habitués, mais ils ne manquaient pas de tressaillir de temps à autre.
Puis, enfin, ils parvinrent devant un cul de sac: une porte blindée, affublée d’un mécanisme Orokin et d’une immense mise en garde technique. Certaines parties semblent endommagées, mais le message restait lisible dans son ensemble:
Réservoir Expérimental du Générateur de Champ Fréactif.
Modèle: FR-CK.
Accès interdit à tout le personnel sans accréditation scientifique 10-0.
Toute violation d’accès entraînera une purge complète de la station.
En cas d’instabilité du cœur ou de fission du réservoir, contactez immédiatement l’Archimédien référent de la station.
- Réservoir, prononça le chef en montrant les inscriptions de la porte du doigt. Cage du Démon. Nous pas plus loin.
T’el observa un moment la porte, tentant de jauger l’état du Réservoir. Malgré l’état déplorable des structures internes de la station, il semblait tout à fait étanche. Et la structure continuait d’être alimentée, ce qui signifiait que le Générateur était toujours opérationnel. La question étant: où était sa Contremesure?
Bien que cette question inquiétât T’el, il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait agir au plus vite, avant que la situation ne devienne bien plus compliquée. Voyant T’el s’approcher du dispositif Orokin, les ouvriers reculèrent. T’el retira lentement son masque devant la porte ultrasécurisée. Le mécanisme Orokin scanna méticuleusement ce qui venait de lui être présenté, et sous le regard médusé et terrifié des ouvriers, une voix annonça:
- Accréditation 10-0 confirmée, mais ne correspondant pas au modèle. Recherche de procédure... Détection de la Contremesure échouée... Établissement de la dernière liaison... Délai de sécurité dépassé... Création de dérogation temporaire... Accès restreint autorisé. Veuillez réactiver manuellement la Contremesure depuis la console du Réservoir.
Soudain, un enchaînement de bruits et cliquetis se déclencha dans la porte, ainsi que des fuites de vapeur. Bientôt, la porte s’ouvrit, et des lumières s’allumèrent à l’intérieur, révélant progressivement un chemin vers le centre du Réservoir. Sans dire un mot, T’el s’avança, le bruit de ses pas résonnant sur le sol dur et froid. En face, une impressionnante boule suspendue dans un faisceau vertical d’énergie bleutée et de vapeur émettait un bruit assourdissant, comme des battements de cœur. Cela faisait trembler tout le réservoir, sans compter des éclairs qui frappaient de temps à autre les parois internes de celui-ci, couvertes d’inscriptions Orokin sur des sortes d’écailles géantes nacrées.
Avec un calme olympien, T’el s’approcha de la console près de la sphère et se mit à pianoter des instructions. Très bientôt, la voix automatique reprit:
- Procédure de découplage du Générateur engagée. Extinction des alimentations auxiliaires.
La sphère du Réservoir se mit à descendre lentement, se rapprochant du sol, avant de s’y poser. Alors que T’el continuait ses instructions, la voix reprit:
- Mode diagnostic du Générateur impossible avant la réactivation manuelle de la Contremesure.
Bien sûr. Les Orokin avaient pensé à tout, même ce genre d’éventualité. T’el n’avait pas le choix; il fallait réactiver la Contremesure. Sans ça, venir jusqu’ici n’aurait servi à rien. Mais avec une Contremesure opérationnelle... Impossible de lui échapper. Et T’el ne pourrait plus revenir en arrière.
Tant pis. Il le fallait.
- Réactivation manuelle de la Contremesure enclenchée. Pulsation quantique dans 3... 2... 1...
Une vague d’énergie se dégagea du Générateur, et balaya la station, puis le cratère. Au bout de longues secondes, la voix annonça:
- Réponse quantique détectée. Redémarrage à distance de la Contremesure. Diagnostic en cours...
Vite. Maintenant le temps était compté.
L’onde avait mis un certain temps avant de détecter un retour quantique. Ce qui signifiait probablement que la Contremesure n’était pas dans la station. Cela laissait un peu plus de temps...
- Mode diagnostic du Générateur enclenché. Coupure de tous les systèmes. Activation du réacteur de secours.
La sphère du Réservoir cessa de vibrer et d’émettre des éclairs contre les parois en forme d’écailles. Avec des bruits mécaniques, elle commença à s’ouvrir, comme un œil gigantesque s’éveillant, fixant l’être qui avait eu l’impudence de déranger son sommeil. De l’intérieur, une lumière aveuglante, glaçante, se répandit dans le silence désormais terrifiant du Réservoir.
La bête doit se réveiller, la souffrance doit cesser. Et le prix doit être payé...
La gueule de la prison du démon s'ouvrait, lentement, comme se délectant par avance de sa proie qui se dressait devant lui.
Dans le halo menaçant de l’ouverture, une ombre s'avança... aveuglante. Un hurlement de rage résonna dans la gueule béante, et une déflagration sauvage balaya tout, éjectant T’el contre un des murs du Réservoir avec une telle violence que le matériau se fissura sous l’impact.
Dans le couloir d’accès au réservoir, les cris terrorisés des ouvriers se firent entendre tandis qu’ils fuyaient dans la direction opposée. Le démon. Le démon enchaîné s’était réveillé.